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12.05.2002

 

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Au pays du grand mensonge

Récit par Philippe Grangereau.

Aux Editions Serpent de Mer. Prix : 110 FRF.

Dépôt légal janvier 2001.

 

Publié au début de l'année 2001 à la suite d'un voyage effectué au printemps de l'année précédente, le présent ouvrage est rédigé par Philippe Grangereau, journaliste à Libération.

Grâce au "stratagème éculé du touriste", il s'est joint pendant deux semaines à un groupe de tourisme en Corée du Nord. Encadré par deux guides nord-coréens francophones (et non un seul dont les propos ne pourraient être contrôlés), les douzes aventuriers ont découvert le dernier bastion du totalitarisme le plus achevé du dernier siècle.

Le livre est rédigé à la manière d'un récit de voyage. L'auteur s'engage fréquemment dans des digressions comparatives afin de mettre en relief les constats nord-coréens avec sa propre expérience des régimes soviétiques et chinois, la situation géopolitique, des rappels historiques. Si la lecture n'en est que plus aisée et riche, l'ouvrage perd en clarté. Plusieurs thèmes sont pourtant récurrents à la vue des observations formulées par l'auteur ici et là. Voici les plus importants à mes yeux.

Au delà des difficultés économiques rencontrées lors du voyage (routes vides, véhicules immobilisés faute de pièces de rechange, coupures d'électricité, absence de feux de circulation, interdiction de photographier la misère), le régime nord coréen mets à l'épreuve sa population par le totalitarisme le plus abouti.

Dressant quelques paralèlles saisissants avec 1984 de Georges Orwell, l'auteur montre à quel point plus de cinquante ans de propagande et de terreur idéologique ont produit le parangon de la dictature. Histoire modifiée et réécrite pour les besoins de la propagande, slogans omniprésents, expressions figées et incontournables sous peine d'excommunication pour décrire le Bien ou le Mal, ubiquité des leaders via leurs représentations sur les murs, à la boutonnière, dans les chansons, les fleurs, autocensure de la population lorsque les contradictions du régime sont évoquées (tellement similaire au 'crimestop' d'Orwell note l'auteur avec raison), propagande jusque dans les appartements, écoutes permanentes par la police politique, embrigadement idéologique des enfants à des fins délatrices, art exclusivement au service du régime. Tout indique que Kim Il-Sung a lu 1984 et s'est appliqué des décennies durant à le mettre en oeuvre, à moins que son séjour en Union Soviétique stalinienne ne lui ait fourni le même modèle qu'Orwell.


Sans se départir de l'ironie de ton de son récit, P. Grangereau pointe avec justesse le caractère quasi religieux du régime. Après avoir éradiqué les religions (chrétiennes, bouddhiques...) du pays, s'est mis en place le culte de la personnalité Kim Il Sungiste (Dieu le père) auquel se sont joints ceux de Kim Jong-Il (Le fils rédempteur) et du Juche (théorie fondant le régime s'apparentant au Saint Esprit).

 

De la naissance légendaire de Kim Jong-Il sur le mont Paiktu (thème récurrent des mythes coréens) avec force arc-en-ciel et comette, il ne manque que son éclosion d'un oeuf fécondé par un rayon de soleil divin pour s'identifier complètement aux légendes des fondateurs coréens (Tangun créatteur de la Corée, Tongmyong fondateur de Puyo ou Chumong fondateur de Koguryo). Omniscient et doué d'ubiquité, le leader nord-coréen a droit à sa liturgie, chants de vénération à son nom, mausolée au recueillement obligatoire et cerceuil de vert à sa mort, son propre système de date : les coréens parlent de siècles et d'années avant et après 1911, date de conception de Kim Il-Sung. Qualifié de Soleil du XXIème siècle, Kim Jong-Il infailible et omniscient compose des opéras et des chansons, prodigue recommandations dans les usines, étend la philosophie du Juche, réalise des films ou les plans d'un barrage hydraulique à l'instar de Big Brother. De la sainte Trinité, le cher Leader reçoit l'identité : "Kim Jong-Il c'est Kim Il-Sung et Kim Il-Sung c'est Kim Jong-Il". En héritage, la capitalisation de la propagande passée.

Mensonge sur mensonge, les Coréens vivent dans un pays sans contact avec l'extérieur. Aucune information ne filtre car aucune n'entre et aucune ne se propage tant le spectre du camp de travail forcé plane sur la personne et la famille de l'élément anti-parti. Les exemples ne manquent pas de familles déplacées avec femmes et enfants dans des goulags versions coréennes. La société nord coréenne est crispée, arc-boutée sur l'idéologie du Juche, autosuffisance et indépendance aussi bien économique qu'idéologique et celle du Suryong qui fonde la supériorité de la nomenklatura (système nerveux) et du cher leader (cerveau) sur la population (muscles) dont la seule raison d'être est l'exécution des directives. Mensonge à l'instar des tombeaux recomposés de personnages légendaires (Tangun, Kija) à l'usage de la supériorité du nord sur le sud, des temples bouddhiques, vides, reconstruits pour satisfaire la soif d'aveuglement de la riche communauté nord-coréenne vivant au Japon.

Pourtant les guides ne sont pas complètement dupes de la propagande même s'ils n'en laissent rien paraître. Le colonel nord-coréen demande des cigarettes américaines par le bias des guides, l'homme interviewé à la sauvette après l'annonce du sommet intercoréen affirme son soulagement et ses espoirs. Tout le régime nord-coréen ne tient que par la peur qu'il inspire, le climat de méfiance qui règne entretenu par la délation, la propagande et la police politique mais aussi par l'aide internationale sans laquelle la situation nord-coréenne serait plus grave encore.

Pour révélateur qu'il soit, le récit n'en souffre pas moins des carences et limitations du voyage. Quid de la situation de l'armée, si nécessaire au maintien au pouvoir du régime, de la situation dans le nord du pays (Hamkyong) réputé être plus touché par la famine...


Pour un autre récit de voyage en Corée du Nord qui ressemble comme deux gouttes d'eau au précédent : lien.

 

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